Valentin Krasnogorov

 

 

 

 

 

 

 

 

Destination point de non-retour

Äîðîãà òóäà, îòêóäà íåò äîðîãè

 

 

Traduit du russe par Daniel Mérino

 

 

ATTENTION ! Tous les droits d’auteur de la pièce sont protégés par les lois de la Russie, le droit international et appartiennent à l’auteur. Il est interdit d’éditer et rééditer, de reproduire, de jouer en public, de mettre sur Internet des représentations de la pièce, toute adaptation cinématographique, toute traduction en langue étrangère, d’apporter des modifications au texte de la pièce lorsqu’elle est mise en scène (y compris une modification du titre) sans autorisation écrite de l’auteur.

 

 

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Valentin Krasnogorov

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Phone (972)-53-527-4146, (972) 53-52-741-42

e-mail: valentin.krasnogorov@gmail.com

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Daniel Mérino

merinorus@gmail.com

 

 

 

 

 

 

© Valentin Krasnogorov


 

 

À propos de l'auteur

Le nom de Valentin Krasnogorov est bien connu des amateurs de théâtre en Russie et dans de nombreux pays. Ses pièces “Chambre de la mariée”, “Chien”, “Passions chevaleresques”, “Les charmes de la trahison”, “L’amour à perte de mémoire”, “Aujourd’hui ou jamais”, “Allons faire l’amour !”, “Les rendez-vous du mercredi”, “Sa liste à la Don Juan”, “Leçon cruelle”, “Rencontre facile”, “Les trois beautés”, et d’autres encore, mises en scène dans plus de 500 théâtres, ont été chaleureusement accueillies par les critiques et les spectateurs. Le livre de l’écrivain Fondamentaux de la dramaturgie. Théorie, technique et pratique du théâtre " sur l’essence du drame comme genre de la littérature a mérité les éloges de personnalités en vue du théâtre. Des réalisateurs exceptionnels, tels que Gueorgui Tovstonogov, Lev Dodine et Roman Viktiuk ont travaillé sur la mise en scène de certaines de ses pièces. 

Valentin Krasnogorov, docteur ès sciences techniques, est l’auteur de monographies et d’articles dans les domaines de sa spécialité. Qu’il s’adonne au genre dramatique témoigne de ce qu’il a quelque chose à dire avec ses pièces. C’est avec la même habileté, qu’il crée des pièces en un ou plusieurs actes dans des genres divers : comédie, drame, tragédie. La tension et les conflits de ses pièces trouvent leur résolution dans des dialogues animés et une action rapide. L’auteur utilise des situations paradoxales et des intrigues inhabituelles pour entraîner les lecteurs et les spectateurs dans des mondes créés par son imagination. Satire acérée, sens de l’humour subtil, grotesque, absurdité, lyrisme, art de saisir dans ses profondeurs la nature humaine, telles sont les principales caractéristiques des œuvres de Krasnogorov.

Les pièces du dramaturge sont fermement ancrées dans le répertoire des théâtres, passant le cap de centaines de représentations. Les critiques soulignent que “les pièces de Krasnogorov traversent facilement les frontières” et qu’elles appartiennent aux meilleures pièces modernes”. Nombre d’entre elles sont traduites, mises en scène dans les théâtres, radiodiffusées, adaptées pour la télévision dans divers pays (Australie, Albanie, Angleterre, Bulgarie, Allemagne, Inde, Chypre, Mongolie, Pologne, Roumanie, Slovaquie, Etats-Unis, Finlande, Monténégro, République tchèque). L’auteur a remporté plusieurs prix dans des festivals de théâtre à l’étranger, notamment le “Prix du meilleur drame” et le “Prix du spectateur”. 

Valentin Krasnogorov est également écrivain et publiciste, auteur d’articles sur le théâtre et la dramaturgie, auteur de nouvelles, d’histoires brèves et d’essais publiés dans diverses publications.

Valentin Krasnogorov est membre de l’Union des écrivains et de l’Union des gens du théâtre de Russie, lauréat du prix Volodine. Il a fondé la Guilde des dramaturges de Saint-Pétersbourg et est l’un des fondateurs de la Guilde de Russie. Sa biographie figure dans de prestigieux ouvrages de référence du monde : “Who’s Who in the World” (USA), “International Who’s Who in the Intellectuals” (Angleterre, Cambridge), etc.

 

À propos du traducteur

Daniel Mérino est né au milieu des années 50 dans le département des Pyrénées Orientales, en France. Il a étudié la langue russe au lycée de Perpignan avec un remarquable professeur, Charles Weinstein, et à l’université d’Aix-en-Provence, période, durant laquelle il fit des stages de longue durée à Moscou et à Voronèje. Il deviendra instituteur et enseignera pendant près de sept ans la langue française à des élèves en difficulté ou des élèves non francophones. Il passera ensuite le concours interne du CAPES de russe et fera une carrière de professeur de russe, au lycée Paul Cézanne d’Aix-en-Provence. 

Abordant des auteurs russes, Tchékhov notamment, Daniel Mérino se plonge dans le texte original, retraduisant le texte du personnage qu’il joue lui-même en scène.

En 2020, il lit une pièce de Valentin Krasnogorov, qu’il découvre sur le site internet de ce dernier, « RENCONTRE FACILE », et décide de la traduire. Puis l’envie de la mettre en scène devenant de plus en plus forte, il se décide à écrire à l’auteur pour obtenir l’autorisation de la mettre en scène. Ce moment fut le point de départ d’une collaboration fructueuse avec Valentin Krasnogorov, pour lequel Daniel Mérino a traduit d’autres pièces.

Outre le russe, Daniel Mérino a une connaissance assez poussée de l’espagnol et parle assez couramment le catalan. Il utilise aussi ses connaissances en latin pour traduire des textes philosophiques tels que l’Ethique de Spinoza.

À 35 ans, il découvre la scène théâtrale dans le cadre du théâtre amateur, dans le joli théâtre de Port-de-Bouc. La curiosité initiale se transforme, au fil des ans et des rôles, en une forme d’amour pour cet art.

En 1998 il crée avec deux amis le groupe théâtral Atelier 20_21, qu’il dirige. Principalement acteur, il met aussi en scène, notamment « L’INCONNUE DU BANC », texte qu’il a lui-même écrit.


 

 

 

 

 

 

À PROPOS

Ce drame est une brève parabole à propos du long voyage de la vie. L’action se déroule dans un autobus symbolisant le temps qui s’écoule vite. Devant les yeux du spectateur, un homme et une femme vivent pendant une heure et des poussières leur enfance, leur jeunesse, leur maturité et leur vieillesse, l’épanouissement et le flétrissement de leurs espoirs, l’amour et l’indifférence, la foi en un monde meilleur et la désillusion, le début d’une vie et sa fin. Un épisode chasse l’autre et la pièce se déroule à grande vitesse, comme la vie elle-même. Le passage d’une scène à l’autre doit s’effectuer sans rupture ni pause.

On compte beaucoup de personnages dans cette pièce relativement courte, mais les rôles peuvent être joués par un petit nombre de comédiens. Il en faut au moins trois (LUI, ELLE et LA CONTRÔLEUSE), cinq ou six, voilà qui serait mieux. Cependant, le spectacle peut mobiliser beaucoup de comédiens (principalement des femmes) et des figurants : enfants, étudiants, passagers de l’autobus. La comédienne de cette pièce joue une dizaine de rôles différents évoluant imperceptiblement (c’est une des particularités de la pièce) : amie d’école, épouse, fille, maîtresse, garde-malade etc. Nous donnons une liste complète des rôles en fin de pièce.

 

 

 


 

 

 

La scène représente quelque chose comme l’espace intérieur d’un autobus : sièges, barres de maintien, place du contrôleur. Du reste, cette ressemblance n’est que conventionnelle. Les passagers changent parfois, mais cela non plus n’est pas obligatoire. Ils peuvent être figurés par des mannequins. L’autobus freine brusquement par moments, est secoué, tressaute sur des ornières, les passagers sont ballottés, mais, en gros, il a une progression assez tranquille. Sur l’un des sièges est assis un vieux monsieur. La contrôleuse, à son habitude, annonce d’une voix lasse le nom des arrêts.

LA CONTRÔLEUSE. Arrêt “ La Crèche ” ! Prochain arrêt  “ Le Lycée ” !

 

ELLE monte dans l’autobus, tenant son enfant par la main. L’autobus poursuit sa route. LA femme s’assoit, installe son petit sur ses genoux et l’enserre affectueusement dans ses bras. Le petit garçon regarde par la fenêtre avec intérêt.

 

L’ENFANT. Maman, regarde l’oiseau !

ELLE. C’est une hirondelle.

L’ENFANT. Elle vole vite !

ELLE. Toutes les hirondelles volent vite.

L’ENFANT. Moi aussi, je veux aller vite.

ELLE. Tu es pressé d’aller quelque part ?

L’ENFANT. C’est bien d’aller vite.

ELLE. Attends de grandir et tu iras aussi vite que l’hirondelle.

L’ENFANT. Je serai bientôt grand ?

ELLE. Très vite.

L’ENFANT. Je veux plus vite encore.

ELLE. Tu es déjà grand.

 

LE VIEUX MONSIEUR observe le garçon avec un sourire.

 

L’ENFANT. (Continuant à regarder par la fenêtre.) Et je verrai un petit lapin ?

ELLE. Il n’y a pas de petits lapins en ville.

L’ENFANT. Pas du tout, du tout ?

ELLE. Il n’y a qu’un petit lapin, très mignon. (Elle embrasse le garçon.)

L’ENFANT. (En souriant.) C’est moi ?

ELLE. Bien sûr, voyons.

L’ENFANT. (Enlaçant sa mère.) Maman, je t’aime beaucoup.

ELLE. Moi aussi.

L’ENFANT. Quand tu seras vieille, je m’occuperai de toi. 

ELLE. Merci, mon cœur.

 

LE VIEUX MONSIEUR hoche la tête. 

 

LA CONTRÔLEUSE. Arrêt “ Le Lycée ” ! Prochain arrêt “ L’Université ” ! 

 

ELLE et L’ENFANT descendent. Entrent LUI et ELLE. Ils restent debout, se tenant à la barre de maintien, serrés l’un contre l’autre.

 

LUI. Tu n’es pas fatiguée ?

ELLE. Pas du tout.

LUI. Nous avons quand même déambulé toute la nuit dans la ville.

ELLE. Et ajoute, avant ça, le bal, où nous avons dansé toute la soirée.

LUI. Lorsque nous avons offert le bouquet à notre professeur, c’est tout juste si elle n’a pas pleuré.

ELLE. Moi-même j’ai eu du mal à retenir mes larmes. J’ai toujours eu une telle envie d’en finir au plus vite avec le lycée, et maintenant j’ai même le cœur serré de devoir le quitter. On a quand même vécu beaucoup de bonnes choses, pas vrai ?

LUI. Oui. Et surtout, cela ne sera plus jamais.

ELLE. Oui… C’est triste, non ? Dès la seconde je rebattais les oreilles à ma mère de mes « je suis adulte », et maintenant je comprends que l’enfance n’a pris fin qu’aujourd’hui.

LUI. Tu devrais t’en réjouir, non ?

ELLE. Je ne sais pas… Si nous essayons de comprendre, en quoi est-ce mal d’être des enfants ? Nous étions tous si pressés de devenir adultes, et à présent j’ai soudainement un peu peur.

LUI. Et moi pas du tout. Je savoure ma liberté. Ils ont été trop nombreux ceux devant qui il a fallu baisser la tête : parents, professeurs… Et d’une manière générale, il n’y avait pas un adulte qui ne nous faisait pas la morale et ne nous commandait. Or maintenant, je suis adulte.

ELLE. (En souriant.) Et tu feras toi-même la morale et commanderas aux autres ?

LUI. Moi ? Jamais !

ELLE. Eh bien, moi je regrette que l’enfance soit achevée.

LUI. Arrête… Qu’est-ce que tu regrettes ?

ELLE. Nous avons été, toi et moi, pendant dix ans en classe ensemble…. Dix ans… Et ça, parce que nous étions des enfants. Or les adultes… Les adultes se séparent toujours.

LUI. Qu’est-ce qui te fait penser ça ?

ELLE. (Haussant les épaules.) Chacun suit sa route. Tiens, prenons toi et moi… Je vais faire des études d’infirmière et toi tu iras à l’université…

LUI. Et alors ? Qu’est-ce qui empêchera que nous nous voyions ?

ELLE. Je ne sais pas. La vie.

LUI. Je ne suis pas d’accord. (Après un silence.) Tu sais quoi ? Faisons un serment : ne nous séparons jamais.

ELLE. Après le lycée, tout le monde dit : continuons à nous voir souvent, nous ne nous quitterons pas… un an, deux ans passent et tous se sont perdus de vue.

LUI. Non, pas toi et moi.

ELLE. Tu crois vraiment à ce que tu dis ?

LUI. Bien sûr. N’est-ce pas pour cela que nous sommes adultes ? Nous sommes capables de prendre des décisions nous-mêmes.

ELLE. Bon, d’accord… Que ce soit alors sans serment. On ne se quittera pas tout simplement, voilà tout.

LUI. Bon.

ELLE. Jamais, d’accord ?

LUI. D’accord.

ELLE. Je dois descendre. Je n’ai vraiment pas envie.

 

Les jeunes gens s’embrassent.

 

LUI. À demain ?

ELLE. À demain. Plus exactement, à aujourd’hui. C’est déjà le matin. Le temps de faire un petit somme et nous serons de nouveau ensemble.

LUI. Ça fait longtemps que je voulais te dire… Je me réveille, chaque matin, et sais-tu quelle est ma première pensée ?  « Je vais la revoir, aujourd’hui ». Et cela suffit à me rendre heureux.

ELLE. « La revoir », tu parles de qui ?

LUI. (En riant.) Je ne te savais pas capable de minauder.

ELLE. (Riant aussi.) Vraiment ? (Elle L’embrasse.)

LA CONTRÔLEUSE. Arrêt “ L’Université ” ! Prochain arrêt “ Place de la cathédrale ” !

ELLE saute de l’autobus avec précipitation. LE VIEUX MONSIEUR, pris de compassion, l’accompagne du regard et fait même le geste de la retenir. ELLE revient, mais ELLE est déjà différente.

 

LUI. Ah, enfin ! Je commençais à m’inquiéter. Alors ?

ELLE. (L’air fatigué, mais avec solennité.) Mention « Très bien » ! J’ai eu la main heureuse, je suis tombée sur un sujet que je maîtrisais.

LUI. Arrête, tu as toujours eu la main heureuse.

ELLE. Parce que je suis moi-même heureuse.

LUI. (Joyeux.) Eh bien, ça y est, la session est finie ! Maintenant, on peut faire un feu de joie solennel avec nos résumés de cours. Dommage, pas vrai ? que cette session ne soit pas la dernière. Honnêtement, j’en ai marre de bachoter.

ELLE. Plus qu’une année encore.

LUI. Pas « plus qu’une », mais toute une année encore.

ELLE. Tu manques vraiment de patience.

LUI. Je suis comme je suis. J’en ai marre d’étudier, j’ai envie d’une vie active, de travailler, de gagner ma vie. J’ai plein de projets !

LUI. Grandioses, bien sûr ?

LUI. Ça va de soi.

ELLE. Par exemple ?

LUI. Eh bien, je ne sais pas, quels projets… Mais une chose est claire, c’est que j’irai loin. Je ferai une découverte, j’inventerai…

ELLE. L’économie est une science poussiéreuse et ennuyeuse. Quelle découverte nouvelle peut-on y faire ?

LUI. Tu n’y comprends rien. C’est la plus intéressante des sciences. Et la plus jeune. Elle n’a même pas encore le statut de science, ses lois n’ont pas encore été découvertes et c’est pourquoi dans le monde règne le chaos.

ELLE. Tu n’exagères pas un peu ?

LUI. (Avec flamme.) Vois toi-même : les crises, l’augmentation incessante des prix, est-ce que cela n’est pas une totale absurdité ? Aujourd’hui, une personne est capable de produire autant que mille personnes produisaient autrefois, et, va savoir pourquoi, les marchandises sont plus chères. Et pourquoi le chômage augmente-t-il, quand sur la Terre il y a tant à faire ? Tracer des routes, creuser des canaux, irriguer des déserts, construire des maisons, et les gens n’ont pas de travail ! C’est que simplement l’économie manque des stimulants et des leviers nécessaires. Et je les trouverai.

LUI. Et, bien sûr, tu deviendras célèbre ?

LUI. En tout cas, dans mon domaine, je ne serai pas le dernier, ça ne fait pas de doute ! Un jour viendra où je dirai comme Archimède : “Donnez-moi un point d'appui, et un levier, je soulèverai la Terre.” Est-ce que tu veux que je devienne célèbre, plus tard ?

ELLE. Je veux que tu m’enlaces. Maintenant, pas plus tard.

LUI. Pardon. Je suis une véritable andouille ! Tu décroches la mention « Très bien », et je ne t’ai même pas félicitée. (Il enlace la jeune fille.)

 

Une chanson alerte venue de loin est diffusée par la radio :

“Au petit matin, devant un crème,

Nous pourrons parler de notre vie.

Laissons au tableau tous nos problèmes,

Mais oui, mais oui, l’école est finie”.

 

ELLE. (Enlacée.) Je pourrais rouler comme ça, des heures et des heures… On est bien dans ce bus, n’est-ce pas ?

LUI. On est très bien ! Dommage qu’il traîne.

ELLE. Toi, comme toujours, tu es pressé. Tu n’es pas bien, peut-être ?

LUI. Je suis très bien. Simplement, j’aime la vitesse, en général. Aller de l’avant, toujours de l’avant !

ELLE. Au fait, où allons-nous ?

LUI. Quelle importance ? Destination “ Le Bonheur ” !

 

La chanson diffusée par la radio est remplacée par une musique endiablée.

 

ELLE. Super, cette musique.

LUI. On danse ?

ELLE. Là, comme ça ?

ELLE. Pourquoi pas ? (Il l’entraîne.)

 

Les jeunes gens dansent avec joie et exubérance. LE VIEUX MONSIEUR les observe tout en souriant. Par la suite, aussi, il réagira silencieusement, au comportement des passagers.

 

ELLE. Assez, je suis fatiguée.

LUI. J’aurais bien continué à sauter. J’ai tellement d’énergie que je ne sais pas où la mettre !

ELLE. On est bien, n’est-ce pas ?

LUI. Oui. Et on sera encore mieux !

ELLE. Et c’est bien, qu’il n’y ait presque personne dans le bus. Seulement ce vieux répugnant. J’ai l’impression qu’il n’arrête pas de nous regarder.

LUI. Laisse tomber. Regarde plutôt par la fenêtre, elle est belle notre ville, non ?

ELLE. Très belle.

LUI. Toi aussi, tu es belle.

ELLE. Ce n’est qu’aujourd’hui que tu le remarques ? Les autres me le disent depuis longtemps.

LUI. (Renfrogné.) Allons, bon ! Et qui d’autre, à part moi ?

ELLE. Tu es un peu trop curieux.

LUI. Non, sérieusement.

ELLE. Allez, fais-moi une crise de jalousie, une petite crise de jalousie. Comme ça, tu finiras peu à peu par m’aimer.

LUI. Je t’aime déjà comme ça.

ELLE. Eh bien, il était temps !

LUI. Je te l’avais déjà dit avant.

ELLE. Il faut le dire de telle sorte que je le croie.

LUI. Et tu le crois, maintenant ?

ELLE. À combien as-tu déjà fait une déclaration ? Elles sont nombreuses ?

LUI. Tu es la première.

ELLE. Tu as l’air si convaincant lorsque tu mens, que c’en est même agréable.

LUI. Parole d’honneur, tu es la première. C’est vrai, j’étais avec une fille à l’école… C’était quoi déjà son nom ? J’ai oublié. Alors, il me semblait que j’étais amoureux d’elle. Mais, ça n’allait pas plus loin, tu comprends toi-même que… Des bêtises de gamins. Mais maintenant, j’aime vraiment.

LUI. Je te dirai honnêtement, que moi aussi.

LUI. (Affectueusement.) Tu es mon soleil. (Il l’attire à soi.)  Je t’appellerai toujours ainsi : Soleil. Laisse-moi t’étreindre vraiment.

ELLE. Si c’est vraiment, alors pas ici.

LUI. Où donc ?

ELLE. Je ne sais pas… (Et, comme passant du coq à l’âne, elle ajoute :) Au fait, il n’y a personne chez moi, aujourd’hui.

LUI. Et où sont tes parents ?

ELLE. Dans notre résidence secondaire.

LUI. Super ! Quoique… pour te dire la vérité, j’en ai un peu assez.

ELLE. (Piquée au vif.) Assez de quoi ?

LUI. (Riant.) Mais non, de ÇA je n’en aurai jamais assez. Mais, j’en ai assez de ce type de rencontres…. Quand les parents ne sont pas à la maison, et des situations de ce genre.

ELLE. Tu as mieux à proposer ?

LUI. Oui.

ELLE. On peut savoir ?

LUI. Veux-tu m’épouser ?

ELLE. Tu es sérieux ?

LUI. On ne plaisante pas avec ça.

ELLE. Comme ça, tout de go ?

ELLE. Tu dis bien toi-même que je suis d’un tempérament impatient.

 

LE VIEUX MONSIEUR lui pose la main sur l’épaule. IL se retourne et se débarrasse de cette main irritante…

 

ELLE. Tu as bien réfléchi ?

LUI. Réfléchir à quoi ? Tu es contre ?

ELLE. J’ai besoin de temps.

LUI. Même comme ça ? Et tu donnes ta réponse quand ?

ELLE. (En souriant.) Aujourd’hui. Dans un contexte plus adapté. Quoique, excuse-moi, j’aie oublié, que tu en avais assez et que tu ne viendrais pas chez nous.

LUI. Et comment que je viendrai ! (Il l’enlace.)

ELLE. Relâche-moi, une seconde. J’ai chaud.

LUI. (La dégageant de son étreinte.) Ôte ton imperméable.

LA CONTRÔLEUSE. “ Place de la Cathédrale ” ! Prochain arrêt “ La Maternité ” ! 

 

ELLE ôte son imperméable et se retrouve dans une robe de mariée.

 

LUI. Cette robe te va super bien. Une vraie reine, tout simplement.

ELLE. La cérémonie était belle, pas vrai ?

LUI. Pour être franc, ce n’est pas par conviction religieuse que je me marie à l’église, mais ce qui est beau est beau. Il n’y a pas à dire.

ELLE. C’est maman qui a insisté. Moi non plus, je ne suis pas croyante, mais une telle cérémonie, c’est un souvenir pour toute la vie.

LUI. Quel est le moment que tu as le plus aimé ?

ELLE. Je ne sais pas… J’étais comme dans un rêve. Comme si moi, ce n’était pas moi.

LUI. Oui, tout ça, c’est pas très habituel. Après, quelqu’un m’a dit : « Mes félicitations, à vous et à votre femme. » Sur le coup, je n’ai pas compris, même, que c’était toi ma femme. Et moi, le mari. C’est trop, non ?

ELLE. Tu es heureux ?

LUI. Et toi ?

ELLE. Je suis comme abasourdie. En un instant tout a changé. Je ne me représente même pas comment nous allons vivre, maintenant.

LUI. Comme avant. Seulement, nous dormirons ensemble.

ELLE. Comme tu es terre à terre, c’est même ennuyeux de t’entendre parler comme ça. Nous devons commencer à vivre, disons, différemment.

LUI. C’est-à-dire ?

ELLE. Je ne sais pas. Mais différemment. Et pas comme les autres vivent. Il nous faut une énorme réserve de tendresse. Pour en avoir suffisamment toute notre vie.

LUI. Ça va de soi.

ELLE. Nous devons nous montrer à l’écoute, pleins de prévenances l’un à l’égard de l’autre. Et puis nous aurons des enfants. Et nous nous aimerons tous.  J’en ai tout bonnement le souffle coupé.

LUI. Ce sera exactement comme ça. Et maintenant nous attend, pour faire selon la tradition, le voyage de noces. D’ailleurs, mon soleil, il faut se dépêcher, sans quoi nous manquerons l’avion.

ELLE. Attends, juste le temps de dire adieu à maman. (Elle sort.)

 

IL LA suit du regard par la fenêtre et salue de la main d’invisibles invités.

 

LA CONTRÔLEUSE. “ La Maternité ” ! Prochain arrêt “ La Galerie marchande ” !  

 

ELLE entre, portant dans ses bras un nouveau-né enveloppé dans une couverture.

 

ELLE. (Tout sourire.) Comment trouves-tu cette merveille ? (Ils arrangent le bonnet pour découvrir le visage du bébé.)

LUI. Mon Dieu, comme elle est petite ! C’est vraiment une merveille !

ELLE. Si tu la touches, tu verras comme elle a la peau douce.

LUI. Oui… Et les doigts, ils sont tout petits-petits… Ça paraît pas croyable. Je peux la prendre ?

ELLE. Oui mais, attention.

LUI. (Ayant pris sa fille dans les bras) Trop bon !

ELLE. Quoi « trop bon » ?

LUI. Je sais pas, je peux pas t’expliquer…

ELLE. Alors, tu n’es pas déçu ? Toi qui voulais un garçon.

LUI. C’est pas la mort du petit cheval, une fille, c’est bien aussi. Le garçon, ce sera pour la prochaine fois. Tu veux bien ?

ELLE. J’essaierai. Mais je suis contente, que nous ayons une fille. J’aurai une amie et une aide.

LUI. Moi aussi j’ai besoin d’un ami et d’un aide.

ELLE. Un garçon, ça n’aide pas dans une maison.

LUI. Je trouve qu’elle me ressemble.

ELLE. Pas de doute. C’est toi tout craché.

LUI. Je me demande quand elle commencera à comprendre.

ELLE. (D’un air légèrement vexé.) Elle comprend déjà tout.

LUI. Attends, elle n’a pas encore une semaine.

ELLE. Et alors ? En tout cas, moi je la comprends bien. Donne-la-moi.

LUI. Emmène-la à la maison, je vais au magasin, j’en ai pour cinq minutes.

LA CONTRÔLEUSE. “ La Galerie marchande ” ! Prochain arrêt “ La Banque ” ! 

 

ELLE sort et revient sans l’enfant.

 

LUI. Bonjour.

ELLE. Bonjour. En quoi puis-je vous aider ?

LUI. Nous avons acheté récemment un appartement et il faut que je choisisse des meubles. De préférence, à crédit.

ELLE. Je vois. Qu’avez-vous déjà comme meubles ?

LUI. Presque rien. Pour l’instant, l’appartement est vide.

ELLE. Nous allons trouver tout ce qu’il vous faut. Vous avez une grande famille ?

LUI. Mon épouse et ma fille de trois ans.

ELLE. C’est l’âge enviable où elles ne demandent qu’à être choyées et encore choyées.

LUI. Vous parlez de ma femme ou de ma fille ?

ELLE. Et qui préfèreriez-vous davantage choyer ?

LUI. Vous.

ELLE. Tiens, donc ! Vous n’avez aucune chance.

LUI. Vous croyez ?

ELLE. J’ai un mari.

LUI. Et moi, j’ai une femme.

ELLE. Justement, c’est elle que vous devez choyer.

LUI. Plutôt ma fille, alors. C’est réellement un bijou. Ses petites mains sont si douces, son rire

cristallin… Ma petite lumière. Croyez-moi ou pas, c’est pour elle que je vis.

ELLE. Je vous crois. Choyez les deux, alors.

LUI. Vous voulez dire elle et vous ?

ELLE. Vous êtes sourd ?

LUI. Pas du tout.

ELLE.  Je vous ai dit, que j’étais mariée.

LUI. J’ai entendu. Intensément ?

ELLE. Quoi intensément ?

LUI. Vous êtes intensément mariée ?

ELLE. C’est selon.

LUI. Alors nous allons nous entendre.

ELLE. Entendons-nous d’abord sur les meubles. Vous préférez un lit ou un convertible ?

LUI. Et vous ?

ELLE. Ma question est sérieuse.

LUI. Et ma réponse pas moins. Je vous préfère. Et où ? pour moi c’est secondaire.

ELLE. Je vois que vous êtes un rapide.

LUI. Vous aimez les lents ?

ELLE. J’aime mon mari.

LUI. Vous en avez un ?

ELLE. Vous êtes venu, il me semble, pour choisir des meubles.

LUI. C’est exact. Nous nous étions arrêtés sur le lit.

ELLE. Alors, le lit ou le canapé ?

LUI. Est-ce que cela a de l’importance pour vous ?

ELLE. Vous me faites rougir.

LUI. J’ai donc déjà obtenu quelque chose.

ELLE. Cessez de plaisanter et revenons au fait. Je travaille, voyons.

LUI. Votre travail, tel que je l’entends, est de servir le client.

ELLE. Mon travail est de vendre des meubles. Et maintenant, je suis occupée.

LUI. Donnez-moi votre numéro de téléphone et je vous appellerai quand vous serez libre.

ELLE. Quel tempérament des plus impatients ! Vous êtes pressé de vivre.

LUI. Pour avoir plus de temps. Et donc, quel numéro m’avez-vous dit ?

ELLE. Cessez ce genre de discussion. Je ne suis pas une adepte des liaisons faciles.

LUI. En quoi est-ce mal, si c’est facile ?

ELLE. Leur début est facile, mais leur fin difficile.

LUI. D’ordinaire, ce sont les hommes qui se cassent la tête pour savoir comment rompre une relation.

ELLE. Mais c’est la femme qui encaisse toute la douleur.

LUI. Si vous êtes occupée maintenant, voyons-nous après le travail.

ELLE. Je n’aime pas votre entêtement.

LUI. Ne le prenez pas mal. Ma seule faute, c’est que vous me plaisez beaucoup.

ELLE. Certes, une femme ne saurait prendre mal de telles paroles. Mais maintenant, excusez-moi, d’autres clients m’attendent.

LUI. Bon, je pars, pour ne pas vous gêner. Mais je reviendrai. Vous m’attendrez ?

ELLE. Je ne sais pas.

LA CONTRÔLEUSE.  “ La Banque ” ! Prochain arrêt “ Le Centre ” ! 

 

IL sort. ELLE ôte sa tenue de vendeuse  et reste en tenue stricte de cadre. IL entre et, essayant de passer inaperçu, s’assoit à la hâte sur un des fauteuils.

 

ELLE. Approchez, s’il vous plaît.

LUI. (S’étant approché, IL LA salue très respectueusement) Bonjour.

ELLE. Aujourd’hui encore, vous êtes arrivé en retard à votre travail.

LUI. Que signifie « encore » ? Y a-t-il eu une fois où je suis arrivé en retard ?

ELLE. Il y a quatre mois. Et de 6 minutes aussi. Nous tenons un relevé précis.

LUI. Je rendrai ces six minutes.

ELLE. C’est le fait d’enfreindre la discipline qui est important. Dans notre banque travaillent mille cinq cents personnes. Qu’arrivera-t-il si chacun se met à arriver à l’heure où ça lui chante ?

LUI. Je vous promets que cela ne se reproduira plus.

ELLE. Je ne vous conseille pas de recommencer.

LUI. C’est la première fois, depuis longtemps, que j’ai du retard et de seulement quelques minutes. En revanche, il n’est pas rare que je fasse deux ou trois heures en plus.

ELLE. Cela traduit seulement le fait que vous n’arrivez pas à remplir vos obligations dans le temps qui vous est imparti pour le faire.

LUI. Je m’en acquitte parfaitement. Et en dehors de la durée conventionnelle je prépare des propositions d’amélioration conséquente du fonctionnement de la banque.

ELLE. Personne ne vous a demandé de le faire. L’examen de questions sérieuses est confié à des collaborateurs d’un autre niveau et, malheureusement vous n’en faites pas partie. Mais de vous on exige seulement discipline et ponctualité. Autrement dit, ces qualités, précisément, dont vous manquez.

LUI. Il me semble que je ne mérite pas de tels reproches. Vu le misérable salaire que je perçois, vous n’êtes pas en droit d’exiger plus de moi.

ELLE. Justement, nous exigeons peu de vous. Nous avons besoin d’un travail quotidien, méticuleux, soigné, au poste fixé, quelque modeste qu’il vous paraisse. La banque n’est pas le lieu où l’on peut passer sur les erreurs.

LUI. Si vous avez en vue la faute d’un centième de pourcent que j’…

ELLE. (L’interrompant.) Une faute dans les comptes multipliée par des millions de fois peut entraîner plusieurs millions de pertes.

LUI. J’ai corrigé cette erreur avant qu’elle n’entraîne une perte. Et avec mes connaissances, je pourrais apporter à la banque plus de profit qu’avec des comptes routiniers, qu’un comptable débutant est capable de faire.

ELLE. Nous sommes au courant de votre qualification.

LUI. Et néanmoins, on ne m’augmente pas depuis plusieurs années.

ELLE. S’il vous semble que vos mérites ne sont pas appréciés à leur juste valeur, vous pouvez vous chercher un autre travail. Personne ne vous retiendra.

LUI. Et c’est tout ce que vous pouvez me dire après mes dix ans de vie de bagne dans cette banque ?

ELLE. Avant toute chose, je vous prie de choisir vos expressions, lorsque vous conversez avec des personnes plus haut placées que vous dans la hiérarchie.

LUI. (Soumis.) Pardon, ça m’a échappé.

ELLE. Deuxièmement, je tiens à vous rappeler que nous vivons des temps difficiles. Le monde va de crise en crise. L’économie craque sous toutes les coutures. Notre banque, quelque solide qu’elle soit, ne pourra pas survivre, si nous ne redoublons pas d’efforts (Le regardant dans les yeux.), tout en se débarrassant d’employés qui sont en surnuméraire.

LUI. (Après une longue pause.) Dois-je le prendre comme une allusion ?

ELLE. (Après un petit silence.) On dit que vous buvez ?

LUI. Qui dit ça ?

ELLE. Vous buvez ?

LUI. Si je bois, en tout cas ce n’est pas au travail.

ELLE. J’entends bien. Il ne vous arrivera jamais de boire chez nous. Et non pas parce que vous arrêterez de boire, ça je n’y crois pas, mais parce qu’à l’instant même il vous faudra boire autre part.

LUI. Vous voulez me licencier ?

ELLE. (Ayant fait une pause.) Pour l’instant, non. Considérez, que c’était une discussion prophylactique. Je devais pointer vos fautes dans votre travail et dans votre conduite.

LUI. (Accablé.) Merci. Vos remarques ont été très utiles.

ELLE. Nous avons décidé de vous donner encore une chance.

LUI. Merci.

ELLE. La suite dépend seulement de vous.

LUI. Merci.

 

ELLE sort. Il prend une bouteille et boit goulûment quelques gorgées.

 

LA CONTRÔLEUSE.  “ Le Centre ” ! Prochain arrêt “ Le Gymnase ” ! 

 

ELLE entre.

 

LUI. Ça alors ! Quelle coïncidence, nous nous retrouvons dans le même autobus ! Nous nous voyons rarement à la maison, mais nous nous rencontrons ici. J’aimerais bien savoir d’où tu viens si tard !

ELLE. Tu as encore bu ?

LUI. J’ai des soucis au boulot.

ELLE. Je n’arrive pas à comprendre : tu as des soucis parce que tu bois, ou tu bois parce que tu as des soucis ?

LUI. Je bois, je bois pas, qu’est-ce que ça vient faire, là ? Je ne tiens pas sur mes jambes, peut-être ? Je hurle dans le bus ou je te roue de coups, c’est ça ?

ELLE. Cesse de faire le clown. Qu’est-ce qui ne va pas cette fois ? Un nouveau conflit avec ta chef ?

LUI. Oui, avec elle aussi.

ELLE. Pourquoi, tu es en conflit avec quelqu’un d’autre aussi ?

LUI. Oui. Avec toi.

ELLE. Qu’ai-je encore fait de mal ?

LUI. J’ai de sérieux problèmes, je cherche un soutien, un réconfort, un peu de chaleur et je trouve, comme toujours, froideur et mauvaise foi.

ELLE. À croire que, près de toi, je trouve toujours amour et douceur.

LUI. Ne commençons pas, hein ?

ELLE. Mais non, pourquoi ? Puisque tu as daigné commencer, mettons définitivement les choses au clair.

LUI. À mon avis, c’est toi qui as commencé.

ELLE. Je finirai donc aussi. Là, nous allons rentrer à la maison, comme toujours tu t’affaleras sur le canapé et moi j’irai dans la cuisine. J’ajoute que, comme d’habitude, tu feras la gueule parce que je ne resplendis pas de bonheur.

LUI. Tu as très envie d’une nouvelle dispute ?

ELLE. Selon moi, ces prises de bec sans queue ni tête ne cessent jamais. Avant, au moins il y avait le lit pour nous réconcilier, et maintenant…

LUI.  Quoi « maintenant » ?

ELLE. Maintenant, ça fait bien longtemps qu’on ne s’y réconcilie plus.

LUI. Maintenant, on ne se réconcilie pas du tout.

ELLE. Peut-être, que c’est pour ça justement qu’on ne se réconcilie pas.

LUI. Si tu fais allusion à ça, eh bien, tu n’imagines pas à quel point le travail m’épuise. Je rentre à la maison complètement lessivé.

ELLE. Ça ne me rend pas les choses plus légères.

LUI. Tu ne veux simplement pas comprendre, combien j’en ai assez, pour un bout de pain, de trimer à ce putain de boulot, d’être entouré tous les jours de trognes répugnantes et de plier l’échine devant chaque chef.

ELLE. Le travail, ce n’est pas les vacances, il serait temps de le comprendre.

LUI. Ça fait quinze ans que je travaille dans cette banque et je ne reçois que des remontrances, et les meilleurs postes ne vont qu’aux neveux et aux lèche-bottes de toute sorte.

ELLE. C’est partout pareil et depuis toujours. Tu le découvres ?

LUI. Maudite banque… Énorme machine à briser les gens. Je la déteste.

ELLE. Les autres ne valent pas mieux.

LUI. Vivement la retraite.

ELLE. D’ici la retraite, la route est encore longue.

LUI. Oui, hélas.

ELLE. En attendant, mange ton pavé et endure. Et arrête de pleurnicher. Au bout du compte, ta vie n’est pas vraiment si noire. Pour beaucoup, elle est bien pire.

LUI. Oui, mais ce n’est pas ça que je recherchais.

ELLE. À quoi t’a servi de nourrir des rêves irréalisables ?

 

L’autobus a un brusque tressautement.

 

LUI. Quel bus pourri ! J’en ai mal au cœur.

ELLE. Le bus n’y est pour rien. C’est simplement que le trajet est truffé d’ornières.

LUI. C’est quoi cette ville ? C’est quoi ce bordel ? Elle fait quoi la mairie ?

ELLE. Elle ne fait rien.

LUI. Tu crois que je déprime seulement à cause de mon conflit avec ma chef ? Non, c’est tout, en général, qui me répugne. Les hommes politiques mentent, les entrepreneurs donnent des pots-de-vin, les fonctionnaires les prennent et tous ensemble ils volent. Et nous en pâtissons.

ELLE. Tu aimes répéter que tu n’as pas de chance et que tu es malheureux. Et tu sais très bien qui est responsable de ça : tes chefs, tes collègues, tes voisins, tes ennemis, le gouvernement, le système, ta belle-mère et, bien sûr, avant tout, ta femme. Mais il ne t’est jamais venu à l’esprit qu’il conviendrait que tu te rajoutes encore à cette liste ?

LUI. Je comprends mal ta joie mauvaise. Oui, peut-être, que ma vie ne s’est pas déroulée comme je l’aurais voulu. Peut-être, suis-je un raté. Tu crois que c’est facile à admettre ?

ELLE. Il est encore plus difficile d’admettre qu’on est la femme d’un raté.

LUI. Il ne se passe pas un jour sans un reproche. Ça suffit, peut-être, non ?

ELLE. Ce n’est pas moi qui ai commencé cette discussion.

LUI. Jamais tu ne l’arrêtes.

ELLE.  Écoute, ce que je vais te dire. Notre mariage est usé, comme s’use une robe. Au début, elle est neuve, elle a du chic, et quand tu la portes tu as l’impression que tu es toi-même neuve et attirante. Mais par la suite, elle passe de mode, s’use, se décolore, bref, elle te sort simplement par les yeux.

LUI. Nous sommes encore relativement jeunes.

ELLE. Oui, nous sommes encore relativement jeunes, mais notre mariage a déjà pris un coup de vieux, il est cacochyme, triste et ennuyeux. Et on ne lui rendra pas sa jeunesse. Ça fait longtemps que nous ne nous intéressons pas l’un à l’autre. Tout a déjà été dit, archidit… Et ça n’a aucun sens de chercher à comprendre qui a raison, qui a tort… J’en ai par-dessus la tête.

LUI. Alors, qu’est-ce que tu crois qu’il faut faire, maintenant ?

ELLE. Je ne sais pas. Que font les gens des vieux objets ? Certains les réparent, les raccommodent, d’autres les jettent et d’autres encore les conservent précieusement…

LUI. Et toi, que veux-tu ?

ELLE. Je ne sais pas. Ça dépend, sûrement, de ce que représentent les choses. Il y a celles qui nous sont chères, et dont on a du mal à se séparer et celles qu’on jette sans état d’âme, même si elles sont neuves.

LUI. Je ne parle pas de choses, mais de nous.

ELLE. Mais c’est de nous que je parle. Bon, et toi-même, qu’est-ce que tu penses ?

LUI. Je ne sais pas, non plus. S’il n’y avait pas notre fille, j’aurais, sûrement… (Il s’interrompt…)

ELLE. Tu aurais quoi ?

LUI. Non, rien.

ELLE. Allez, dis-le !

 

Pause.

 

LUI. Pas maintenant. Il faut que j’y aille.

ELLE. Où ça, de nouveau ?

LUI. Je dois te rendre des comptes ?

ELLE. Ces derniers temps, tu disparais souvent on ne sait où.

LUI. Ça t’inquiète beaucoup ?

ELLE. Pas beaucoup, non.

LUI. En ce cas, je ne vois pas pourquoi tu demandes.

ELLE. Et malgré tout, où vas-tu ?

LUI. Rassure-toi. Je vais récupérer notre fille au gymnase, voilà tout.

ELLE. Elle ne connaît pas le chemin, peut-être ?

LUI. Je lui ai promis.

ELLE. Elle n’a plus cinq ans, elle peut rentrer seule.

LUI. Ça me fait plaisir d’aller la chercher, c’est tout. Et à elle, ça lui fait plaisir, aussi.

ELLE. À part elle, personne d’autre n’existe pour toi.

LUI. Aimer sa fille, ce n’est pas bien, non plus ?

ELLE. Il faut de la mesure en tout.

LUI. Même ça, chez moi, te déplaît. Tu es jalouse d’elle, ou quoi ?

ELLE. Pas du tout.

LUI. Tu ne supportes pas qu’elle m’aime plus que toi ?

ELLE. Non, pourquoi ? C’est courant, un garçon aime plus sa mère et une fille son père. Mais cela ne dure qu’un temps. Attends qu’elle ait grandi, et tu verras que tout rentrera dans l’ordre.

LUI. Elle grandira et m’aimera, alors, encore plus.

ELLE. Tu ferais mieux de rendre enfin visite à ta mère, une fois. Tu n’es pas allé chez elle depuis combien d’années ?

LUI. Toi-même tu ne pouvais pas la supporter et tu m’as obligé à l’éloigner, et maintenant tu m’en fais le reproche.

ELLE. Tu es adulte. Après tout, c’est ta mère, pas la mienne. Ce n’était pas la peine de me demander l’autorisation de l’aimer ou de ne pas l’aimer.

LUI. C’est reparti pour une leçon de morale… Ça suffit. Rentre à la maison.

ELLE. Je n’ai pas envie d’y aller.

LUI. Va où tu veux.

 

ELLE s’éloigne et disparaît.

 

LA CONTRÔLEUSE. “ Le Gymnase ” ! Prochain arrêt “ Le Carrefour ” !

 

ELLE. (Elle entre en courant, le voit et se jette à son cou, jetant son sac à dos sur un siège.) Salut ! 

LUI. (Lui répond en la prenant dans ses bras.) Salut !

ELLE. Je suis si contente que tu sois venu me chercher ! Tu as acheté une glace ?

LUI. (Il prend un sachet en souriant.) Comme toujours.

ELLE. Je suis trop contente !

LUI. C’est moi qui te rends contente ou la glace ?

ELLE. Toi, bien sûr ! (Elle défait l’emballage de la glace et commence à manger.)

LUI. (Il la regarde avec amour.) C’est bon ?

ELLE. M-m-m, m-m-m ! Tu sais, n’est-ce pas, qu’après l’entraînement, ça fait du bien de manger quelque chose de froid.

LUI. Mange lentement, sinon tu vas prendre froid.

ELLE. J’ai faim.

LUI. Tiens, prends le sandwich.

ELLE. (Elle prend le sandwich.) Au jambon ! Comme je les aime !

LUI. Je sais. L’entraînement s’est bien passé ?

ELLE. Oui.

LUI. Vous avez fait quoi, aujourd’hui ? Les barres parallèles ?

ELLE. Non, le cheval d’arçons.

LUI. Le double salto ?

ELLE. H-m-m, h-m-m !

LUI. Et alors ?

ELLE. H-m-m, h-m-m. Mieux que les autres filles.

LUI. Sois prudente, ne te casse pas le cou.

ELLE. L’entraîneur a dit que si ça continue comme ça, à treize ou quatorze ans j’entrerai dans l’équipe.

LUI. Si vite ? (Avec fierté.) J’ai toujours su que tu étais capable. Et puis, tu travailles beaucoup.

ELLE. M-m-m-, m-m-m. Parce que j’aime bien la gym. Tu as bien fait de m’y mettre.

LUI. Arrivée à la maison tu te reposeras et tu mangeras un peu, puis tu as la musique.

ELLE. Je n’ai pas oublié. Et toi, alors, ta journée s’est passée comment ?

LUI. Comme toujours, le travail.

ELLE. Aucun problème ?

LUI. Rien que du bonheur.

ELLE. Et quand tu ne me vois pas de longtemps, tu te languis de moi ?

LUI. Je me languis.

ELLE. Moi aussi. Beaucoup de filles m’envient quand elles voient comment nous sommes amis.

LUI. Elles ne sont pas amies avec leur papa ?

ELLE. C’est selon. Certaines n’ont pas de papa du tout et à cause de ça c’est très dur pour elles. Pas de papa ! Tu imagines comme elles sont malheureuses ?

LA CONTRÔLEUSE. “ Le Carrefour ” ! Prochain arrêt “ L’Hôpital ” !

LUI. Bon, file, vite.

ELLE. Et toi ?

LUI. Moi, je descends plus loin. J’ai encore deux ou trois choses à régler. Nous nous verrons, ce soir.

 

ELLE sort et très vite revient.

ELLE. Salut.

LUI. Salut.

ELLE. Tu n’es pas content de me voir ?

LUI. Pourquoi ? Je suis très content.

ELLE. Tu n’en as pas l’air.

LUI. Si, je suis vraiment content.

ELLE. Eh bien, tant mieux. Donc, nous sommes tous les deux contents. Alors, on fait un tour en bus, comme d’habitude ?

LUI. Que pourrait-on faire d’autre ? Tu vois bien toi-même, il pleut, il vente.

ELLE. Oui, il fait vilain temps, dehors.

LUI. Dans notre ville pourrie le climat est généralement exécrable.

ELLE. Déjà la dernière fois, tu n’as pas voulu marcher en ville malgré le temps ensoleillé.

LUI. Et que faire, si à chaque coin de rue tu tombes inévitablement sur une tronche connue ?

ELLE. Dans le bus aussi, on peut rencontrer des gens connus.

LUI. C’est vrai. D’ailleurs, récemment on a rapporté à ma femme qu’on m’avait vu avec une femme.

ELLE. Et que lui as-tu dit ?

LUI. Rien. Que c’était une compagne de route occasionnelle.

ELLE. Ma foi, tu as dit la vérité. Je suis effectivement une compagne de route occasionnelle.

LUI. Ne te vexe pas.

ELLE. Je ne me vexe pas.

 

PAUSE.

 

LUI. Pourquoi ne parles-tu pas ?

ELLE. Et toi ?

LUI. Je ne sais pas.

ELLE. Et moi, je sais. Tu veux me dire qu’il faut qu’on se sépare et tu ne sais pas par quoi commencer. Je l’ai compris tout de suite, dès que je t’ai vu. Ai-je raison ?

LUI. (Confus.) Peut-être.

ELLE. Tu vois, je t’ai allégé d’un début difficile.

LUI. Je me sens le dernier des goujats.

ELLE. Ne te bile pas. Je voulais moi-même te dire la même chose.

LUI. Toi ? Tu voulais me dire ça ?

ELLE. Imagine-toi que oui.

LUI. Eh bien, il ressort de là que nous sommes arrivés à la même conclusion.

ELLE. Mais pour des raisons différentes. Tu te sépares de moi, parce que tu ne m’aimes plus, et moi je veux me séparer, parce que je t’aime trop intensément.

LUI. Est-ce une raison pour se séparer ?

ELLE. Bien sûr. On peut poursuivre indéfiniment une liaison seulement lorsqu’elle repose sur le lit et le divertissement. Mais quand tu aimes vraiment, un lien comme le nôtre est insupportable. Il faut rester ensemble ou se séparer.

LUI. Et tu as choisi la séparation ?

ELLE. Oui.

LUI. Mais pourquoi ?

ELLE. Eh bien, en réalité, je n’ai simplement pas le choix. De plus, je vois bien ce que te coûtent nos rencontres. L’éternelle crainte que l’on nous voie et que ta femme l’apprenne, penser constamment à des lieux de rencontre, aux moyens de trouver le temps pour ça et aux mensonges que tu vas dire en rentrant chez toi… Se sentir éternellement fautif devant ta femme, devant ta fille, devant moi… (Elle cesse de parler.) Tu veux dire quelque chose ?

LUI. Non.

ELLE. Et puis il m’est pénible de supporter une telle vie. Je veux te voir joyeux, heureux et non pas maussade et inquiet. Je ne veux pas que ta conscience te ronge. Je veux prendre soin de toi, pour que tu te sentes à l’aise, léger. Et je ne peux rien faire de tout ça. Voilà, il ne nous reste qu’à nous voir dans le bus, à rester assis l’un à côté de l’autre et faire semblant de ne pas nous connaître.

LUI. Tu ne t’imagines pas à quel point je n’ai pas envie de me séparer de toi.

ELLE. Je sais. Mais la vie nous oblige souvent à faire ce que nous ne voulons pas.

LUI. S’il n’y avait pas ma fille…

ELLE. Elle a pourtant déjà quatorze ans, elle n’est plus si petite.

LUI. C’est vrai. Mais pour elle, je suis Dieu, tu comprends ? L’autorité suprême. L’étalon de l’homme. Et je l’abandonnerais brusquement ?

ELLE. Qui parle de l’abandonner ? Elle peut vivre avec nous ou rester chez nous autant qu’il lui plaira.

LUI. Mais ma femme… Elle m’irrite, je ne l’aime pas, et, surtout, elle ne m’aime pas… Mais elle est ma femme, tu comprends ? Ce sont des mots terribles. Ma femme, quelle qu’elle soit, il m’est difficile de la plaquer. Moi-même, je ne sais pas pourquoi.

ELLE. Oui, il est plus facile de plaquer sa maîtresse. En disant “au revoir”, et c’est tout. On peut, même, ne pas le dire.

LUI. Pardon.

ELLE. C’est moi qui te demande pardon. Je me reproche constamment de ne pouvoir me retenir de faire des reproches. Avant, nos rencontres ne nous apportaient que de la joie, mais maintenant nous n’avons de cesse de tirer au clair nos relations.

LUI. J’ai tellement de peine pour toi… Mais encore plus pour moi. Tu trouveras encore un homme mieux que moi et tu seras heureuse, mais moi, sans toi, je ne serai plus heureux.

ELLE. Mais, au moins, tu seras tranquille.

LUI. Pourquoi le monde est-il fait ainsi ? Tu es intelligente, belle, tu m’aimes, tu me comprends, tu es mon unique joie et malgré tout nous devons nous séparer. Pourquoi ?

ELLE. Ce n’est pas le monde qui est fait comme ça, mais toi.

LUI. Ça va être dur pour moi.

ELLE. Je sais. Mais je sais aussi que tu t’en remettras. Le temps guérit de tous les maux.

LUI. Il n’y a donc pas d’autre issue ?

ELLE. C’était couru depuis le tout début. Je le savais. Adieu.

LUI. Pour toujours ?

ELLE. Pour toujours.

LUI. Quels mots effrayants.

LA CONTRÔLEUSE. “ L’Hôpital ” ! Prochain arrêt “ Quartier 17 ” !

ELLE. Je te souhaite d’être heureux.

LUI. Attends !

 

ELLE s’arrête.

 

      C’est trop brutal comme ça. Revoyons-nous, au moins, une fois encore.

ELLE. Non, mon cher, ça ce n’est effectivement pas possible. Connais-tu la vieille blague sur le tsigane qui coupait la queue de son chien préféré ? Il s’apitoyait beaucoup sur lui et c’est pourquoi tous les jours il lui coupait un petit bout de queue. Il ne faut pas s’apitoyer sur moi. Adieu. Je t’aime. (Elle sort).)

 

L’autobus démarre. Il reste assis quelques instants dans la stupeur, puis subitement bondit et se précipite vers la sortie.

 

LUI. Ouvrez !

LA CONTRÔLEUSE. Qu’est-ce qu’il se passe ?

LUI. Laissez-moi sortir !

LA CONTRÔLEUSE. Pourquoi ?

LUI. J’ai raté mon arrêt !

LA CONTRÔLEUSE. Il est trop tard. Vous ne pouvez pas sortir.

LUI. Mais je veux revenir en arrière !

LA CONTRÔLEUSE. Ce bus ne repart pas dans la direction inverse. Il va uniquement de l’avant.

 

IL continue à tambouriner des poings contre la porte et à crier, mais soudain il cesse de crier, porte sa main au cœur et glisse jusqu’à terre. Quelques minutes après, il se relève avec peine et rassemblant ses dernières forces, se tenant à l’appuie-main et au dos des sièges, se traîne jusqu’à sa place. LA CONTRÔLEUSE le couvre d’un plaid.

ELLE entre.

 

ELLE. (Sur un ton impersonnel.) Bonjour. Comment te sens-tu, aujourd’hui ?

LUI. (Accablé.) Toujours pareil.

ELLE. En effet, ça n’a pas l’air d’aller. Lorsque tu sortiras de l’hôpital, nous t’enverrons dans un sanatorium pour une pleine guérison.

LUI. Je crains de ne pas en revenir. C’est déjà le deuxième infarctus.

ELLE. Allons, allons ! arrête de broyer du noir. De nos jours, un infarctus n’est pas un problème. Tu vivras jusqu’à cent ans avec lui.

LUI. Et je ne veux pas aller dans un sanatorium. Je veux rentrer chez nous.

ELLE. Et qui s’occupera de toi à la maison ? Je travaille et notre fille est à l’école.

LUI. Après l’école, elle est à la maison.

ELLE. Tu ne la feras pas rester à la maison, maintenant. Tu sais bien qu’elle est tantôt avec ses copines, tantôt avec une de ces bandes de jeunes…

LUI. Oui, elle a changé. Malheureusement.

ELLE. Qu’est-ce que tu veux, c’est de son âge, seize ans.

 

Pause. Aucun des deux ne sait de quoi parler.

 

LUI. Quoi de neuf ?

ELLE. Ma foi, rien. Rien n’a changé. Et de ton côté ?

LUI. Rien, non plus. Qu’est-ce qui pourrait bien changer pour moi, ici ?

ELLE. Eh bien… Je ne sais pas.

LUI. Le docteur ne t’a pas dit quand est-ce qu’on me laisse sortir ?

ELLE. Je n’ai pas posé la question. Tu ne te plais pas, ici ?

LUI. Je m’y plais.

 

PAUSE.

 

ELLE. Bon, je crois que je vais y aller.

LUI. Mais, tu viens juste d’arriver. Qu’est-ce qui te presse ?

ELLE. Des choses à faire.

LUI. Bon, d’accord, vas-y. Et pourquoi ma fille ne vient-elle pas ?

ELLE. Je ne sais pas. Je la vois rarement, maintenant.

LUI. Je me sens très seul ici.

 

ELLE ne dit rien.

     

Apporte-moi quelque chose à lire.

ELLE. Quoi, par exemple ?

LUI. Ça m’est égal.

ELLE. Bon, je verrai. Eh bien, à plus tard.

LUI. Tu reviens quand ?

ELLE. Je ne sais pas. J’ai beaucoup de travail en ce moment. (Elle va vers la sortie, mais revient.) J’avais oublié que je t’avais apporté des oranges. (Elle lui donne un sachet.)

LUI. Merci, mon soleil.

ELLE. (Elle le regarde avec étonnement) Tu es resté des années sans m’appeler ainsi.

LUI. Ça a été mon erreur.

ELLE. (En souriant.) Demain, je te rapporterai des oranges. Et des livres.

LUI. Tu vois, même dans un infarctus, il y a du bon.

LA CONTRÔLEUSE. “ Quartier 17 ” ! Prochain arrêt “ Centre médical ” !

ELLE. À bientôt. À demain. (Elle l’embrasse vite et sort.)

 

IL écarte la couverture, se lève, fait quelques pas, s’assoit, se relève en regardant sa montre. ELLE entre.

 

LUI. Pourquoi rentres-tu si tard ?

ELLE. Parce que. Tu recommences à me surveiller ?

LUI. Je ne surveille pas. Je me fais du souci, c’est tout, je ne peux pas m’endormir.

ELLE. Je peux moi-même me soucier de moi. Tu aurais mieux fait de te coucher.

LUI. Où étais-tu ?

ELLE. Je sais plus.

LUI. Réponds quand ton père te pose une question. Et dis la vérité.

ELLE. Où j’étais, j’y suis plus.

LUI. Très spirituel.

ELLE. Mais je n’ai pas cherché à être spirituelle. Tu voulais la vérité, tu l’as eue.

LUI. Tu sens le vin.

ELLE. Les jeunes boivent parfois dans les soirées. Tu savais pas ?

LUI. C’est honteux.

ELLE. Je crois que tu ne répugnes pas toi-même à sucer parfois un ou deux verres.

LUI. (Il se ressaisit et change de ton.) Parlons calmement, veux-tu… Tu sais, n’est-ce pas, combien je t’aime.

ELLE. Il vaudrait mieux que tu m’aimes un peu moins.

LUI. (S’efforçant de ne pas montrer qu’il est blessé par cette réponse.) En quoi ça vaudrait mieux ?

ELLE. Au moins, tu t’immiscerais moins dans ma vie.

LUI. Je ne veux pas du tout m’immiscer, mais de quelle vie parles-tu ? Y as-tu seulement pensé une fois ?

ELLE. Mais qu’est-ce qui te déplaît ?

LUI. Beaucoup de choses.

ELLE. Quoi, par exemple ?

LUI. Par exemple, tu as laissé tomber la musique, tu ne fais plus de sport…

ELL. Et alors ? Je ne suis pas devenue une championne, je n’allais quand même pas me balancer éternellement sur les barres parallèles.

LUI. Tu n’as rien dans la cervelle. Tu ne t’intéresses à rien, tu ne lis rien, tu passes des heures à bavasser au téléphone, tu es grossière avec tes parents, tu disparais on ne sait pas où, tu as déserté la maison…

ELLE. Et que devrais-je faire à la maison ? Écouter vos disputes à toi et à maman ?

LUI. Même si apprenti n’est pas maître, j’accepte ton reproche. Oui, ta mère et moi avons eu des problèmes. Il y en a dans chaque famille. Mais nous sommes en train de les surmonter. Nous avons de bonnes relations, maintenant, et elles s’améliorent de jour en jour.

ELLE. Ce dont je vous félicite. Allez, c’est bon, je vais me coucher.

LUI. Attends. Nous n’avons pas encore fini.

ELLE. Qu’est-ce que tu attends de moi ?

LUI. Que tu réfléchisses. Tu as déjà dix-neuf ans. Il est temps de mettre du plomb dans la tête.

ELLE. Dis-moi, tu rends des comptes à ta mère à propos des livres que tu lis et des endroits où tu te rends le soir ?

LUI. Moi ? Qu’est-ce que c’est que ces bêtises ? Je suis adulte depuis belle lurette.

ELLE. C’est pourquoi tu devrais comprendre, enfin, que moi aussi je suis adulte. (Elle crie.) Tu comprends, adulte ! Adulte ! Et fiche-moi la paix !

LUI. Les adultes ne crient pas à tue-tête qu’ils sont adultes. C’est une évidence pour tous. Il n’y a que les adolescents pour le crier.

ELLE. Je n’ai pas d’autre choix que crier, puisque tu ne veux pas l’entendre.

LUI. Je veux t’expliquer quelque chose. Être adulte, ce n’est pas une question d’années. En réalité, tu es adulte, quand tu cesses de demander de l’argent à tes parents. Quand tu commences à prendre soin de tes parents. Quand tu deviens responsable de tes actes. Quand tu sais comment construire ta vie. Quand tu comprends ce que tu veux et comment parvenir à ce que tu veux. Mes tes projets, à toi, ne vont pas au-delà de la discothèque où tu iras demain. Dans le meilleur des cas, au-delà de la soirée après-demain.

 

Pendant qu’il lui fait ses remarques, le téléphone mobile de sa fille sonne. Elle prend l’appareil.

 

ELLE. Allo ! Pourquoi tu phones ? T’es pas louf, non ? Il est deux plombes du mat passées. Non, je zone pas. Ça serait le kiffe si on me le permettait.

LUI. Raccroche !

ELLE. (Au téléphone.) Justement, je suis pas seule. Rien d’important, toujours la même chose. Conversations genre comment sauver ton âme. On t’explique comment vivre.

LUI. Arrête cette conversation ! Tout de suite !

ELLE. (Au téléphone.) Et toi, qu’est-ce que tu fais ? Non ? Et pour demain, t’as décidé quoi ?

 

IL lui arrache le téléphone et le jette parterre.

 

LUI. Quelle insolence ! Ton père te parle et toi, à trois heures du matin, tu discutes le coup, comme si de rien n’était, avec on ne sait qui.

ELLE. Insolence, effectivement. Mais seulement de ton côté, pas du mien.

LUI. (Étouffant d’indignation.) Comment oses-tu…

ELLE. Et qu’est-ce que tu aurais dit si, pendant que tu discutais, je t’avais arraché le téléphone et l’avais balancé parterre ?

LUI. Mais comment peux-tu comparer ?... Sale garce !

ELLE. Tu sais quoi ? Tout ça me gonfle. (Elle ramasse son téléphone) Vous ne me reverrez plus. Tu peux te réjouir. (Elle va vers la sortie.) J’enverrai quelqu’un chercher mes affaires.

LUI. Reste là…

ELLE. Surtout pas, j’en ai ma dose !

LA CONTRÔLEUSE. “ Centre médical ” ! Prochain arrêt “ Cimetière ” !

 

ELLE sort. IL essaie de la retenir, mais elle s’arrache à lui et disparaît.

 

LUI. (Il lui court après.) Attends ! Ne fais pas de bêtises ! Reste là, on te dit !...

 

Pas de réponse. Désemparé et chagriné, il n’arrive pas à retrouver le calme. Tenant à peine sur ses jambes, ELLE entre. Plein de prévenances, il la fait asseoir à ses côtés.

 

LUI. Ils t’ont gardée longtemps.

ELLE. Oui, c’était une séance pénible.

LUI.  Qu’a dit le médecin ?

ELLE. Rien d’encourageant.

LUI. À notre âge, il est assez difficile d’attendre de leur part des propos encourageants.

ELLE. C’est bien vrai.

LUI. Qu’est-ce qu’il t’a trouvé ?

ELLE. Le foie.

LUI. C’est grave ?

ELLE. Il dit que c’est normal, pour notre âge. Il a prescrit un traitement.

LUI. Moi, j’ai les articulations qui me font de nouveau souffrir. Même les comprimés n’ont aucun effet.

ELLE. On dit que le chou aide bien.

LUI. Ce sont des histoires de bonnes femmes. On ne guérit pas de la vieillesse.

ELLE. Or, j’ai l’impression qu’il y a vraiment peu nous dansions à notre mariage.

LUI. Je danserais maintenant encore, si ce n’était pas ces foutus maux de reins.

ELLE. Ce soir je te masserai le dos avec de la pommade.

LUI. Souvent, je me demande : pourquoi est-ce que, d’une année à l’autre, je me déplace, je pense et je fais les choses de moins en moins vite, alors que le temps passe de plus en plus vite ?

ELLE. Il ne faut pas penser à ça.

 

Pause. 

 

LUI. Quelle vue lugubre on a par la fenêtre. Tout n’est que grisaille repoussante. Autrefois, la ville était plus gaie.

ELLE. Tu serais mieux inspiré de t’éloigner de la fenêtre. On dit que la semaine dernière on a de nouveau mitraillé un bus. Un passager a été tué.

LUI. On les a arrêtés ?

ELLE. Mais qui va les arrêter ?

LUI. Pourquoi tirent-ils ?

ELLE. (Elle hausse les épaules.) Ça les amuse. Histoire de faire rire.

LUI. Des tirs, des guerres, des bombes qui explosent… Le monde perd la tête.

ELLE. À une époque, nous pensions qu’il s’améliorerait d’année en année.

LUI. L’âge dissipe un grand nombre d’illusions. Par exemple, avant, ce qui était important, c’était la carrière, le succès … Maintenant, j’ai compris que tout n’était que vanité.

ELLE. Et, selon toi, qu’est-ce qui est important dans la vie ?

LUI. Une famille harmonieuse, et ça, justement, ça n’a pas tout à fait réussi. Et s’il fallait recommencer sa vie du début…

ELLE. … Nous ferions toi et moi beaucoup moins de bêtises.

LUI. Heureusement, nous avons réussi à rectifier certaines choses. (Il lui pose la main sur l’épaule.) Je suis content que tout aille bien entre nous.

LA CONTRÔLEUSE. “ Cimetière ” ! Prochain arrêt “ Maison de retraite ” !

 

ELLE sort. IL met un brassard noir. L’autobus continue sa route. IL s’enfonce dans ses pensées. Sa voix peut s’entendre hors champ.

LUI. Je suis seul, maintenant. Tout seul… Nous avons hâte de vivre, nous avons des rêves, des buts, des espérances… Et tout cela finit comment ? Où nous hâtions nous ? Nos rêves étaient-ils les bons ? Pourquoi personne ne nous a-t-il dit que les rêves ne se réalisent pas, que les espérances déçoivent, et que le bonheur consiste toujours en autre chose que ce vers quoi nous tendions ? Qu’ai-je eu le temps de faire ? À quoi suis-je parvenu ? La vie peut donner tellement de joies : des taches de lumière sur un mur, le goût de la fraise des bois, le lent glissement d’un nuage dans un ciel d’azur… pourquoi ne l’avons-nous jamais remarqué, et si nous l’avions remarqué, alors pourquoi ne l’avions-nous pas apprécié ? Pourquoi tant de disputes, de conflits, de haine et d’envie ? Pourquoi nos propres enfants nous deviennent-ils étrangers ? Pourquoi un jeune homme plein de vie se transforme-t-il en un VIEUX MONSIEUR grincheux ? Pourquoi fait-on tant d’erreurs ? Où et quand fait-on sa plus grande erreur ? Pourquoi comprends-tu que ta vie a été gaspillée seulement lorsqu’elle arrive à son terme ? Pourquoi, lorsque tu te mets à penser, surgit-il autant de „ pourquoi “ ? Et pourquoi n’avons-nous jamais eu le temps de nous mettre à penser ? Où s’en sont allées toutes ces années ? Il a toujours semblé que tout était encore à venir et soudain il est apparu que tout était déjà derrière… Voilà, je me retrouve tout seul et je ne peux répondre à une seule question.

(À voix haute.) Madame la contrôleuse, pourquoi ce satané bus roule-t-il si vite ? Où allons-nous si vite ? On n’a pas le temps de réaliser qu’un arrêt succède à un autre. Dites au chauffeur de ralentir !

LA CONTRÔLEUSE. C’est impossible.

LUI. Pourquoi ?

LA CONTRÔLEUSE. Nous respectons scrupuleusement l’horaire.

LUI. Quel est l’imbécile qui l’a établi ?

LA CONTRÔLEUSE. Je ne sais pas. Ma tâche est d’annoncer les arrêts et de veiller au bon ordre.

LUI. Ouvrez la porte, alors ! Je veux sortir !

LA CONTRÔLEUSE. C’est interdit. Je vous ai expliqué, voyons.

LUI. Qu’est-ce que ça veut dire „ interdit “ ? Interdit par qui ? Ouvrez la porte, c’est un ordre ! Là, maintenant ! Ouvrez immédiatement ! J’ai une correspondance à prendre ! (Il essaie de sortir.)

LA CONTRÔLEUSE. Qu’est-ce qui ne vous satisfait pas ? N’avez-vous pas vous-même choisi ce trajet ?

LUI. Je n’ai rien choisi ! Je n’ai fait que monter et me laisser emmener.

LE CONDUCTEUR. Eh bien, laissez-vous emmener plus loin. (Sur un ton de commandement) Reprenez votre place !

 

IL retourne à contrecœur à sa place. Longue pause.  Le déplacement monotone de l’autobus berce les passagers. IL bâille.

LUI. (À la contrôleuse.) Qu’est-ce que c’est triste ici… Vous n’en avez pas ras le bol d’être plantée éternellement là à surveiller qui monte et qui descend ?

LA CONTRÔLEUSE. C’est mon travail.

LUI. Et ça fait longtemps que vous travaillez ?

ELLE. Oui.

LUI. Et moi, j’ai l’impression d’avoir pris le bus il y a à peine quelques instants et j’ai déjà parcouru une telle distance… C’est fou ce que le temps passe vite !

LA CONTRÔLEUSE. Qui vous a dit ça ? Le temps ne bouge pas, c’est nous qui passons.

LUI. (Comme dans un songe.) Oui, peut-être…

 

L’autobus continue sa route. IL commence à piquer du nez et petit à petit s’endort. LA CONTRÔLEUSE annonce le nouvel arrêt.

 

LA CONTRÔLEUSE. “ Maison de retraite ” 

 

ELLE entre.

 

      Prochain arrêt… (Après avoir jeté un regard sur LUI, LA CONTRÔLEUSE s’adresse au chauffeur.) Attends une minute. (Elle sort, revient avec un fauteuil roulant et LUI secoue l’épaule.) Monsieur, asseyez-vous là, s’il vous plaît.

LUI. Hein ?

LA CONTRÔLEUSE. Je dis, mettez-vous dans le fauteuil !

LUI. Pourquoi ?

ELLE. Vous y serez mieux. (À la contrôleuse.) Aidez-moi, s’il vous plaît. (ELLE l’installe avec l’aide de la contrôleuse dans le fauteuil.) Merci.

LA CONTRÔLEUSE. (Au chauffeur.) C’est parti.

 

L’autobus démarre. IL est assis, amorphe, dans le fauteuil.

 

ELLE. (Elle s’approche de LUI avec une assiette et une cuiller. D’une voix fraîche :) Et maintenant nous allons manger.

LUI. (Se réveillant.) Quoi ?

ELLE. Manger !

LUI. Je ne veux pas.

ELLE. Il faut. Sans quoi vous allez dépérir. (Elle lui installe une bavette sur la poitrine.)

LUI. Je ne veux pas.

ELLE. Allons, allons. Ne soyez pas têtu. Aujourd’hui, nous avons une bonne semoule.

 

ELLE le nourrit à la cuillère. IL tente parfois de se détourner, mais elle, en quelques gestes rapides et maîtrisés, lui enfourne presque de force la semoule dans la bouche. En ayant fini avec le repas, elle lui essuie le visage et lui enlève la bavette.

 

      Et voilà, c’est fini. À présent, vous pouvez faire un somme.

LUI. Je ne veux pas dormir. Ma fille doit venir me voir.

ELLE. Quelle fille ?

LUI. Comment ça „ quelle “ ? Ma fille.

ELLE. Ah, oui, bien sûr, votre fille. Je vous réveillerai, si elle arrive.

LUI. Elle viendra, il n’y a pas de doute. D’habitude, nous nous retrouvons après son entraînement.

ELLE. Oui, oui, bien sûr. En attendant, essayez plutôt de vous endormir.

LUI. D’abord, je dois aller lui acheter une glace. (Il tente de se lever.)

ELLE. (L’asseyant et le fixant au fauteuil par des courroies.) Asseyez-vous.

LUI. Laissez-moi y aller !

ELLE. Restez tranquille.

LUI. Comment osez-vous me parler aussi grossièrement ?

ELLE. Je vous parle normalement.

LUI. Savez-vous qui suis-je ?

ELLE. Je sais.

LUI. J’ai un poste important à la banque.

ELLE. Vous m’en avez parlé.

LUI. Il me suffit de bouger le doigt et on vous licencie.

ELLE. Vous devez vous calmer. (Elle lui donne un médicament.) Prenez ce comprimé.

LUI. (Repoussant le verre.) Je ne veux pas.

ELLE. Vous ne voulez pas, soit. (Elle prend une seringue et s’apprête à lui faire une piqûre.)

LUI. Quelle heure est-il ?

ELLE. L’heure de dormir.

LUI. Non, je dois me raser. Il est l’heure d’aller au travail.  Tu sais bien, mon soleil, que je ne dois pas arriver en retard.

ELLE. Je sais.

LUI. Mais d’abord, je dois me raser. Donne-moi le rasoir, il est dans le tiroir du bureau. (Il regarde autour de lui.) Mais où est mon bureau ? Pourquoi ne le vois-je pas ?

ELLE. (Avec la seringue dans la main.) Parce que vous n’êtes pas chez vous.

LUI. Pas chez moi ?

 

ELLE le pique. IL tressaille.

 

      Qu’est-ce que c’était ?

ELLE. Rien de méchant. Une petite piqûre.

LUI. (Il regarde autour de lui.) Oui, je me souviens, maintenant… Je ne suis pas chez moi… Ça fait longtemps que je ne suis plus à la maison.

ELLE. Comment vous sentez-vous ?

LUI. Bien. Seulement, je suis très fatigué.

ELLE. Justement, reposez-vous.

LUI. Oui, il faut que je me repose.

 

IL se rejette en arrière et ferme les yeux. Après avoir attendu un petit instant, ELLE emmène le fauteuil.

 

LA CONTRÔLEUSE. “ Crématorium ” ! Terminus ! L’autobus n’ira pas plus loin.

 

Les passagers (s’il en reste) ne bougent pas de leurs places. LE VIEUX MONSIEUR somnole. LA CONTRÔLEUSE annonce l’arrêt avec une voix plus forte.

 

      “ Crématorium ” !

 

Silence. LA CONTRÔLEUSE s’approche du VIEUX MONSIEUR et secoue légèrement son épaule. LE VIEUX MONSIEUR se réveille, mais sans recouvrir immédiatement sa lucidité.

 

LE VIEUX MONSIEUR. Hein ? Quoi ?

LA CONTRÔLEUSE. Vous devez descendre.

LE VIEUX MONSIEUR. Quel est le nom de l’arrêt ?

LA CONTRÔLEUSE. Crématorium.

LE VIEUX MONSIEUR. Ce n’est pas mon arrêt.

LA CONTRÔLEUSE. Si.

LE VIEUX MONSIEUR. Quoi ?

LA CONTRÔLEUSE. (Elle lui crie dans l’oreille) Vous devez descendre !

LE VIEUX MONSIEUR. Je descends plus loin.

LA CONTRÔLEUSE. L’autobus ne va pas plus loin.

LE VIEILARD. Pourquoi ?

LA CONTRÔLEUSE. C’est le terminus. S’il vous plaît, descendez.

LUI. Et pourquoi, alors, personne ne descend ?

LA CONTRÔLEUSE. Pour les autres, le terminus, ce sera pour plus tard.

LE VIEUX MONSIEUR. Je me suis trompé d’autobus. Vous auriez dû m’avertir de sa destination.

LA CONTRÔLEUSE. Tout le monde connaît son terminus.

LE VIEUX MONSIEUR. Je reste dans le bus et je fais le chemin inverse avec lui.

LA CONTRÔLEUSE. Je vous ai déjà dit qu’il ne revenait pas en arrière.

LE VIEUX MONSIEUR. Alors, je continue à aller de l’avant.

LA CONTRÔLEUSE. Il ne va pas de l’avant, non plus. Descendez.

LE VIEUX MONSIEUR. Mais je ne veux pas !

 

LA CONTRÔLEUSE ne répond pas.

 

(Plaintivement.) S’il vous plaît !

 

À son silence inflexible LE VIEUX MONSIEUR devine qu’il est inutile de discuter. Il prend sa canne et clopine vers la sortie, cependant, arrivé à la sortie, il s’arrête et jette un regard suppliant vers LA CONTRÔLEUSE. Elle détourne la tête.

 

      Si le bus ne va pas plus loin, je pourrais, peut-être, simplement rester, assis ?

 

LA CONTRÔLEUSE branle la tête. LE VIEUX MONSIEUR descend lentement.

 

LA CONTRÔLEUSE. Prochain arrêt “ Crèche ” !

 

LE VIEUX MONSIEUR revient à la hâte.

 

LE VIEUX MONSIEUR. Vous aviez pourtant dit qu’il n’y aurait pas de prochain arrêt !

LA CONTRÔLEUSE. Il n’y en aura pas.

LE VIEUX MONSIEUR. Mais vous avez vous-même annoncé : Prochain arrêt “ Crèche ” !

LA CONTRÔLEUSE. Ce que j’ai annoncé, n’était pas pour vous. Pour vous, le terminus est ici.

LE VIEUX MONSIEUR. Non, je veux aller plus loin. Laissez-moi monter ! Laissez-moi faire demi-tour ! (Il essaie d’entrer.)

LA CONTRÔLEUSE. (Lui barrant le passage.) Ne cassez pas la porte. Ce n’est pas votre trajet. (Au chauffeur, que l’on ne voit pas.) Démarre. On ne peut pas changer l’horaire.

 

La silhouette du VIEUX MONSIEUR s’estompe dans l’obscurité. L’autobus poursuit sa route. LA CONTRÔLEUSE annonce l’arrêt.

 

      “ Crèche ” ! Prochain arrêt “ École ” !

 

ELLE entre dans le bus, tenant par la main son enfant. L’autobus poursuit sa route.

 

FIN

 

 

 

NOTE

L’on peut faire la liste complète des personnages de cette pièce pour les théâtres qui veulent faire jouer les rôles par différents comédiens :

LA CONTRÔLEUSE

L’ENFANT

LE VIEIL HOMME

LUI c’est un seul et unique héros (bien qu’il puisse symboliser plusieurs personnages). À la fin de la pièce et de la vie LUI et LE VIEIL HOMME ne sont qu’un même personnage. On peut voir les étapes de la vie de ce personnage comme étant les souvenirs du Vieil Homme.

ELLE (dans l’ordre d’apparition en scène) :

LA MAMAN

L’AMIE D’ÉCOLE

L’ÉTUDIANTE

LA FIANCÉE

L’ÉPOUSE (jeune)

LA VENDEUSE

LA CADRE

L’ÉPOUSE (d’âge moyen)

LA FILLE (12 ans)

LA MAÎTRESSE

LA FILLE (19 ans)

L’ÉPOUSE (vieille)

L’INFIRMIÈRE

Soit environ 15-18 personnages.